L'orthographie nouvelle
Au XVI siècle, le choix d'un caractère typographique constitue une opération complexe où interviennent tout à la fois des critères de nature économique, esthétique et grammaticale. Comme Nina Catach l'a bien vu en parlant d'
orthotypographie dans son étude sur
L'orthographe française, le problème de l'orthographe est alors indissociablement lié à celui du dessin des caractères. Par ailleurs, les années 1530-1540 sont le témoin de changements intenses dans ce domaine. C'est le moment où les imprimeurs français abandonnent la gothique bâtarde pour les caractères romains et italiques; c'est le moment où divers signes diacritiques, apostrophe, accent, cédille, trait d'union, virgule, sont gravés dans le plomb et, par conséquent, entrent dans les usages typographiques
(16).
Comme Nina Catach ne situe pas exactement Olivétan face aux révolutions orthographiques de son temps, je voudrais le présenter sommairement.
Olivétan propose sa définition de la droicte orthographie dans un petit manuel scolaire de 1533, dont l'impression est réalisée par Pierre de Vingle: l'
Instruction des enfans contenant la manière de prononcer et escrire en francoys... Il s'y montre soucieux de promouvoir l'usage des signes diacritiques: accents aigu, grave et circonflexe, tréma, trait d'union, apostrophe. Si ces signes n'apparaissent pas dans les publications qu'il confie à Pierre de Vingle, en particulier dans la Bible, la faute en revient à l'imprimeur. Vingle ne possède qu'un matériel vieilli, limité à des fontes de gothique bâtarde. Chez lui, pas d'accent, pas d'apostrophe, pas de trait d'union; la césure que nous marquons par la virgule est indiquée d'un trait oblique. Dans l'
Instruction de 1533, le lecteur est prévenu: «Tu auras aussi pour excuse limprimeur qui na point obserue la maniere descrire et punctuer/ par faute des caracteres qui nauoit presentement [= Tu auras aussi pour excusé l'imprimeur qui n'a point observé la manière d'escrire et punctuer, par faute des caractères qu'il n'avoit présentement]»
(17).
L'édition réformée de langue française s'installe à Genève après le passage de cette cité à la Réforme en 1535 et la mort de Pierre de Vingle en 1536. À l'instigation de Guillaume Farel, encore lui!, un Vaudois originaire des environs de Suse, Jean Girard, ouvre une officine typographique. Il assume presque seul les responsabilités de l'édition genevoise jusqu'en 1550. Avec ce nouveau venu, Olivétan trouve un répondant beaucoup plus ouvert à une graphie moderne. Dès 1536, son matériel typographique ne comprend que des caractères romains et italiques. Il dispose des
signes diacritiques préconisés par Olivétan. Il peut donc accentuer la syllabe finale, séparer l'article élidé du mot par une apostrophe, utiliser la virgule; quant au
trait d'union, Girard en est tout bonnement
l'inventeur. Pour montrer l'originalité de la démarche, il y aurait à examiner toutes les premières éditions de Jean Girard, en particulier ses Nouveaux Testaments et la
Bible à l'épée de 1540 et à analyser les avis aux lecteurs qui expliquent ses conceptions en matière d'orthographe.
L'originalité de la démarche de cet imprimeur n'a peut-être pas été assez remarquée, ni le rôle joué par Olivétan dans son intérêt pour la nouvelle orthographie (18).
Avant de clore ce paragraphe, je me permets de relever un détail qui prouve que la bataille pour une modernisation de la graphie n'est pas gagnée en 1536. Dans sa première édition du Nouveau Testament, texte revu par Olivétan, Jean Girard, ou Olivétan lui-même, expose dans une
Epistre declarative ses conceptions orthographiques. Deux ans plus tard, en 1538, Jean Michel réédite le Nouveau Testament. Cet autre imprimeur genevois a racheté le matériel de Pierre de Vingle et continue à imprimer en gothique. Il ne peut donc pas reprendre l'
Epistre declarative de 1536 sans changement. Il y défend comme suit sa pratique typographique: «Touchant les accens et autres figures, nous les auons delaisse, pourtant que le commun peuple ny est pas encore accoustume»
(19). Voilà comment l'un promeut ses idées, l'autre justifie son matériel typographique!
Références
16 |
Bon exposé de synthèse: N. Catach, La graphie en tant qu'indice de bibliographie matérielle, dans La bibliographie, matérielle, éd. par R. Laufer. Paris, 1983, p. 115-123. L'ouvrage de référence le plus complet reste Catach, L'orthographe française. |
17 |
Cfr G. Berthoud, L'édition originale de «L'instruction des enfans», dans Musée neuchâtelois. 1937, p. 70-79, en particulier p. 78. |
18 |
Dufour, Notice, p. 131-186; Baddeley, L'orthographe française, p. 272-280. N. Calach reproduit l'avertissement de L'imprimeur au lecteur inséré par J. Girard dans sa Bible de 1540 en l'attribuant sans autre précision à Olivétan (L'orthographe française, p. 288). |
19 |
Cité par Dufour, Notice, p. 151. |